Critique de la raison récursive
par Michaël Crevoisier (Université de Franche-Comté / Logiques de l’agir EA 2274)
Michaël Crevoisier, « Critique de la raison récursive – à propos de Recursivity and Contingency (Yuk Hui, 2019) », dans Philosophique, 2020, PUFC, coll. « Annales littéraires », p. 101-106.
Le mouvement du livre suit un triple questionnement : 1) La réflexion grâce à laquelle la philosophie a cherché à systématiser la pensée peut-elle se réduire à une opération de récursivité ? 2) Si oui, la notion cybernétique de feedback (rétroaction) signifie-t-elle que la machine informatique automatise ce type de réflexion et, par conséquent, réalise et achève le projet philosophique de rationalisation du monde ? 3) En démontrant qu’un schème de représentation organique commande l’idée de système, des idéalistes allemands jusqu’à la cybernétique, peut-on espérer, par la critique, ouvrir une nouvelle voie pour la pensée philosophique ? Affronter ces trois questions en même temps, c’est inévitablement prendre le risque d’un propos dense et entrelacé, mais la précision de l’argumentation tient suffisamment ces fils pour que l’objectif reste visible. Il s’agit d’élaborer une épistémologie de la cybernétique afin d’apercevoir ce qui est susceptible de résister à l’apparente toute-puissance informatique du calcul. Cet enjeu installe le propos de l’ouvrage dans les débats contemporains autour de l’écologie, de l’intelligence artificielle, du transhumanisme ou encore du réalisme spéculatif. Mais, il faut noter que l’originalité de l’approche critique revendiquée par Hui entend situer ces débats sur le terrain politique. En ce sens, alors même que le niveau de l’analyse est d’ordre spéculatif, c’est bien un livre de combat que nous lisons : contre la prétention universalistes de la technologie occidentale dont l’hégémonie tend à soumettre l’univers à sa puissance de calcul, Hui élabore une « une nouvelle perspective sur la cybernétique en sapant la tendance de sa pensée totalisante et déterministe » (278), pour cela il avance l’idée d’une diversité fondamentale de la technicité afin d’affirmer qu’aucune systématisation ne peut être totale et, ainsi, défendre la possibilité d’un sursaut de liberté.
La longue introduction de l’ouvrage problématise les trois dimensions de l’enquête dans la perspective de cet enjeu. Dans les deux premiers chapitres, Hui montre comment le schème organique détermine la systématisation philosophique. Le passage opéré par Kant entre la Critique de la raison pure et la Critique de la faculté de juger apparaît fondamental : en intégrant à l’architectonique une réflexion sur l’organique, Kant comprend qu’une conception mécaniste du fonctionnement du jugement est insuffisante pour penser la contingence (§10). La variété des formes organiques nécessite d’utiliser un autre type de jugement, fondé sur une téléologie du vivant. Pour Hui, c’est Schelling (§14-15) qui tirera toutes les conséquences de cette nécessité pour la philosophie de fonder la systématicité de la réflexion sur le déploiement organique de la nature. Or, Hui précise que ce déploiement est expliqué selon une logique récursive où la nature est le système dans lequel la contingence devient nécessité, ce que Hegel radicalisera sous la forme d’un « organicisme mécanique » (103). En ce sens, Schelling, mais surtout Hegel, apparaissent comme les « précurseurs » (44) d’une conception cybernétique de la nature. Cette déduction, qui peut paraître étonnante, Hui la justifie montrant en quoi ce sont les lectures de Leibniz et Schelling qui ont conduit Gödel et Wiener à mathématiser et computationnaliser (rendre automatisable par une machine informatique), l’idée d’un processus totalisant de réflexion systématique (§20-22), puis à la thématisation de la récursivité comme feedback (rétroaction), c’est-à-dire une opération qui, en s’effectuant, implique la modification de l’opérateur. Or, cette thématisation cybernétique de la récursivité engage une transformation du concept de contingence. La contingence n’est plus ce que la réflexion doit rationaliser, mais ce qui est nécessaire à l’opération de récursivité, ce qui nourrit les boucles de rétroaction du système et contribue à son évolution, en ce sens « la contingence acquière une signification positive. » (18). En comprenant cela, Hui pointe deux limites concernant le schème organique à partir duquel est pensée la systématicité : d’une part, il est absurde de croire qu’un système serait une totalité organique achevée, puisqu’il doit être ouvert sur l’extérieur, accueillir du contingent, pour continuer de fonctionner ; d’autre part, malgré la possible automatisation informatique de l’opération de systématisation, « la récursivité n’est pas une simple répétition mécanique » (4), et donc l’opposition entre les compréhensions mécaniste et vitaliste de la systématisation perd son sens.
Ces limites du schème organique de la réflexion systématique impliquent-elles une limite de la pensée philosophique elle-même ? Peut-on identifier dans la tradition philosophique un dépassement de cette limite ? Les troisième et quatrième parties de l’ouvrage répondent positivement en mettant en évidence une troisième voie entre vitalisme et mécanisme, prenant le nom d’organologie. Celle-ci correspond à une nouvelle conception de l’organe, que Hui identifie dans la lecture que Canguilhem propose de Bergson (§25-29). Qu’il soit vivant ou technique, l’organe est le moyen matériel par lequel le vivant trouve une forme fonctionnelle dans le processus d’évolution. En ce sens, d’un point de vue organologique, la matière est conçue comme de l’« inorganique organisé » (173). Afin d’expliquer le processus vital d’organisation de la matière sans faire appel à un hypothétique élan vital, Canguilhem forge un nouveau concept de norme : il y a une intériorisation du milieu inorganique sous forme de norme de fonctionnement, et, en retour, une extériorisation des fonctions organiques sous forme d’objets techniques inorganiques. Or, Canguilhem ne voit pas que la cybernétique permet de penser mécaniquement, comme processus de récursion, ce dynamisme vital d’adaptation (181).
Hui se tourne alors vers Simondon (§32-33) qui critique la notion d’adaptation au profit d’une conception de l’individuation qui, faisant fond sur l’indétermination de ce qu’il nomme la phase préindividuelle de l’être, ouvre à une nouvelle compréhension de la contingence laissant davantage de place au hasard. Or, paradoxalement, Simondon élabore l’idée de préindividuel grâce à la notion d’information qu’apporte la cybernétique. C’est pourquoi Simondon est si crucial pour Hui : c’est en prenant en considération les apports de la cybernétique qu’il opère une réforme de la philosophie susceptible de maintenir une manière de penser irréductible au projet cybernétique de rationalisation du monde : la cybernétique « a introduit un nouveau schéma cognitif, et par conséquent une nouvelle organisation des relations homme-machine et de la socialité » (199) impliquant une « nouvelle condition pour faire de la philosophie » (104). En effet, d’un côté Simondon rend compte de la récursivité à l’œuvre dans les processus d’individuation qui, pour l’homme, sont d’ordre psycho-sociaux. Par-là, il remarque que la force de cette opération n’est pas quelque chose de la matière mais de l’information dont le support privilégier sont les objets techniques. Et d’un autre côté, dans le même temps, il comprend que le milieu technique, en tant qu’il véhicule de l’information, est ce à travers quoi l’homme s’individue, et donc ce vers quoi doit se porter l’attention du philosophe qui cherche à réfléchir les conditions d’individuation de sa propre pensée. Sans la développer, Simondon nomme mécanologie la nécessité d’une telle attention philosophique envers l’objet technique porteur de contingence.
Hui trouve dans la philosophie de la technique de Stiegler (§34-35) la poursuite de ce projet, en particulier dans l’idée selon laquelle le contingent ne serait pas contenu dans la virtualité préindividuelle de la nature, mais dans le fait que la manière dont un nouvel objet technique est adopté pour constituer un milieu pour l’individu, est toujours pour une part improbable (en ce sens, Stiegler se sépare de la veine schellingienne de Simondon). Toutefois, en radicalisant ainsi l’importance du milieu technique celui-ci devient à la fois ce qui conditionne l’individuation et ce dans quoi peut se trouver le moyen de dépasser ce conditionnement. Stiegler nomme pharmakon cette ambivalence de l’objet technique, mais Hui y voit le risque d’une impuissance qui suppose d’interroger plus avant le sens de cette contingence contenue dans les objets techniques. Il reprend ici l’idée de « protention tertiaire » (§36) élaborée dans son premier ouvrage et qui a pour but de penser les nouvelles possibilités de relations entre l’homme et la machine, contenues dans les objets du système technique numérique. Plus concrètement, Hui remarque qu’aujourd’hui ces objets ne sont plus seulement de l’inorganique mécanisé, mais de « l’inorganique s’organisant » (217), en ce qu’ils produisent d’eux même leur propre structure. Par exemple, un algorithme d’intelligence artificiel n’est pas seulement ce qui utilise l’information du milieu pour fonctionner, c’est aussi ce qui produit de l’information (ou autrement dit, qui recèle de la contingence) dans la mesure où il peut produire des comportements, des formes, des solutions inattendues. Pour autant, est-ce dans cette productivité des objets techniques numériques qu’il faut espérer notre liberté ? Dès lors que nous comprenons qu’un objet technique fonctionne dans un système technique, alors toute production, même nouvelle et inattendue, s’intègre dans ce système et ne fait que participer à l’accroissement de son pouvoir de rationalisation. Ainsi, à l’inverse de l’idéalisme transhumaniste qui voit dans cet accroissement la réalisation d’un « superorganisme » (220) dont la rationalité absolue libérerait l’homme de sa finitude, Hui donne à comprendre qu’une telle rationalisation consiste en réalité en une délégation de nos capacités cognitives à l’automatisation technique, et ouvre ainsi la perspective d’un contrôle total politiquement condamnable. C’est pourquoi l’organologie, en tant que manière philosophique de réfléchir la condition de la pensée à partir du système technique, doit d’abord être envisagée comme projet politique. Et, de ce point de vue, « la tâche d’une philosophie matérialiste du XXIe siècle » (144) est de mettre au jour une autre conception de la contingence.
Le dernier chapitre est consacré à cette tâche. Pour la mener, Hui convoque les résultats de son précédent ouvrage concernant la question du fondement de la technique. Dans une perspective heideggerienne, il montre que l’erreur d’une conception idéaliste du système technique comme superorganisme repose sur l’idée qu’il y aurait un fondement identifiable de la technique, comme s’il y avait une unité de la technique au principe de la possibilité pour les objets techniques de faire système. Or, comme l’avait déjà compris Simondon, il est plus pertinent d’interroger la genèse de la technicité. L’apport de Hui est de montrer que cette genèse est multiple, car la technique s’inscrit toujours dans une « cosmotechnique » au sens où l’usage et donc l’évolution des objets techniques s’articule toujours avec des conceptions morales et un certain rapport à la nature. Or, il y a toujours plus d’une cosmotechnique, et ce pluralisme fondamental que défend Hui permet de situer la différence technique non pas dans la production d’innovations au sein d’un système, mais entre les manières cosmotechniques d’adopter tel ou tel objet technique. En ce sens, la contingence ne réside pas dans la forme de l’objet technique mais dans la multiplicité des types cosmotechniques de relation aux objets techniques. Or, cette multiplicité que Hui nomme « technodiversité » est fondamentalement irréductible à un système technique et donc à toute systématisation. La contingence cosmotechnique est absolue, elle est l’incalculable qui laisse toujours ouverte la question de la technique.
Hui doit alors, en guise d’ultime difficulté, élaborer le concept d’incalculable afin d’élucider l’idée de contingence absolue. Le problème, qui rabat l’enquête sur une discussion plus ou moins implicite avec Kant, consiste à poser la question de l’incalculable aujourd’hui où tout semble calculable, sans tomber dans l’irrationalisme. « Comment pouvons-nous aborder la question de l’indétermination à l’époque où les systèmes techniques sont de l’inorganique s’organisant ? » (235) En particulier, Hui engage une discussion avec Meillassoux (§42) du point de vue de l’épistémologie des systèmes. Premièrement, il montre que son concept de contingence reste occidentalo-centré car fondé sur l’idée judéo-chrétienne d’un monde avant l’homme qu’il faudrait considérer comme un seul système monde (la nature). Or, plutôt que penser l’absoluité de la contingence au sein d’un système, Hui reprend la réflexion sur le concept de cosmotechnique. Ce concept est stratégique car en permettant de penser un pluralisme fondamental des systèmes (où se co-déterminent nature, technique et valeurs morales), il implique de chercher en l’homme ce qui échappe à la systématisation : l’homme, en tant qu’il peut s’individuer selon différentes cosmotechniques, se fonde sur une contingence absolue. Une manière de penser cette contingence est de la penser à partir de ce que Lyotard nommait l’inhumain. Mais cela n’est pertinent que dans une certaine mesure (§41), car, à la suite de Heidegger, Lyotard pensait que le système technique ne pouvait être qu’une mécanique aliénante, et en restait par là à « une organologie négative » (253) où le fondement du rapport de l’homme à la technique devait échapper à la détermination technique de l’homme. Or, une compréhension cosmotechnique de l’inhumain permet d’avoir une approche pluraliste de la question de la technique, signifiant que l’ambition totalisatrice d’un système technique ne peut jamais atteindre son but. En ce sens, la « technodiversité est toujours en conflit avec le pouvoir de totalisation inhérent au mécanisme » (278). En ce sens, la contingence absolue de l’inhumain signifie l’irréductibilité de l’individu face à l’hégémonie calculatoire du système technique : « positivement l’inhumain est ce qui résiste à la systématisation et à la réduction au calcul » (255).
Secondement, chez Meillassoux, l’idée de contingence absolue nécessite de trouver un nouveau critère de scientificité, à savoir, la mathématisation. Or, l’épistémologie, non kantienne, à laquelle correspond ce critère, suppose que la connaissance repose sur des signes déconnectés de la sensibilité humaine (non-corrélationnaliste). Hui montre que cela suppose une logique dont la récursivité en reste à un computationnalisme, par ignorance de l’histoire de la notion de récursion (260) et de son lien avec la technologie. Contre ce mathématisme, Hui reprend sa réflexion à partir de Lyotard, selon lequel l’inhumain désigne également ce qui, intérieur à l’homme, n’est pas lui (263) et à partir de quoi se construit un rapport sensible à ses propres pensées et à son propre dysfonctionnement (240). Par-là, Hui affirme l’idée selon laquelle cette sensibilité fondamentale (§43) implique le type de récursivité via lequel l’homme noue ses relations aux machines et constitue le véritable fondement cosmotechnique de l’épistémè. En ce sens, l’inhumain en l’homme est la « possibilité qui transcende le système » (263). En conséquence, l’un des principaux enjeux auquel conduit l’analyse de Hui est l’élaboration d’une réflexion qui réussirait à faire fond sur cette transcendance, non pas au-delà des systèmes, mais entre les systèmes. En particulier, Hui discute avec Needham (§44) de la meilleure manière de mobiliser la pensée chinoise pour mettre en question la pensée occidentale (273).
En tension entre deux cosmotechniques dont les échanges tendent aujourd’hui à produire le pire, Hui semble s’être biographiquement construit les moyens conceptuels nécessaires pour penser à la hauteur de l’enjeu qu’il décrit. En tout cas, la critique de la raison récursive qu’il propose a cette féconde étrangeté des livres qui, nous confrontant à notre finitude, donnent à voir une liberté insoupçonnée et, par une prise de recul salutaire, repoussent l’horizon du pensable. En particulier, la grande cohérence que ce troisième livre révèle dans le travail de Hui, nous offre un regard sur l’histoire de la philosophie continentale renouant avec l’idée qu’une tâche peut et doit être accomplie. Avec la déconstruction de la métaphysique, nous avons compris qu’en la possibilité d’une telle tâche philosophique réside aussi l’impossibilité de son accomplissement. Néanmoins, c’est peut-être parce que, tout en nous faisant côtoyer la terrible machine cybernétique, Hui nous fait à nouveau sentir cette vieille et sublime idée, que nous éprouvons un plaisir proprement philosophique, si rare dans les lectures d’aujourd’hui. Comme si la philosophie transcendantale pouvait trouver un sens dans le vingt-et-unième siècle et que, au contraire de son abandon, il s’agissait de penser la condition cybernétique de sa transformation.